Auteur: Jean-Robert Raviot, professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
"In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies" (Winston Churchill).
Produit de l’infoguerre, l’affaire Navalny, ou plutôt le cycle des affaires Navalny est entouré d’une telle ceinture de mensonges [bodyguard of lies], de semi-révélations et de vraies-fausses vérités que l’honnête homme du XXIe s. qui a un peu lu et un peu vécu ne peut plus rien considérer comme vrai.
La tentation est grande, pourtant, de croire. Navalny, héros de notre temps, homme seul qui se dresse face au Léviathan, criant la vérité face à un pouvoir assassin et corrompu qui veut le faire taire. Conduite par sa nouvelle avant-garde l’Investigation, l’élite journalistique éclairée, avec à sa tête le mainstream occidental, se range derrière lui, car l’élite journalistique éclairée, c’est le contre-pouvoir, c’est la voix de la démocratie contre l‘abus de pouvoir, c’est la voix de la conscience contre les ténèbres.
La tentation est grande, de l’autre, de persifler et de crier au complot. Navalny ? Simple marionnette manipulée par les services occidentaux par l’intermédiaire d’enquêteurs eux-mêmes manipulés, financés par tous les ennemis de la Russie, qui veulent déstabiliser l’Etat russe et n’ont qu’un seul but : déloger Poutine et prendre le Kremlin. Et d’un côté comme de l’autre, chacun y va de son interprétation en invoquant « les faits ». Or, « les faits », dans ce type d’affaire, sont inaccessibles. Feu John Le Carré l’a admirablement montré. Et le dernier rebondissement ne peut que faire renforcer le scepticisme de l'honnête homme.
Alors, on en est réduit à croire ? On peut aussi regarder se faire et se défaire les trames narratives. La trame narrative « occidentale », précitée, prend bien car elle est très efficace. Il faut dire qu’elle s’adosse à une mythologie qui a fait toutes ses preuves : non seulement le pouvoir russe est meurtrier et corrompu, mais inefficace, obsolète et ridicule. On ne manque ni d'images mentales, ni d’arguments historiques et politiques pour l'étayer. Et elle surfe sur l'air du temps et les imaginaires d'aujourd'hui, construits par les fictions et les séries qui mettent en avant le rôle des "lanceurs d'alerte" et des "indépendants" qui se jouent de pouvoirs politiques (c'est-à-dire les Etats) toujours en retard d'une guerre.
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