Автор: Ольга Заикина. Дипломированный журналист и пианист, реставратор.
Aimez-vous Brahms... C'est ainsi que s'appelle un des romans de Françoise Sagan. Récemment j'ai joué du piano (ça m'arrive rarement et ce n’est pas du Brahms que j’ai joué ce jour-là) et d'un coup cette phrase est venue comme une claque à laquelle on ne s'attend pas...
Est-ce que j'aime Brahms ? Ou Bach ? Ou Tchaïkovski ? Pourquoi je n'ai pas eu le droit à cette simple question quand j'avais 7, 9 ou 13 ans ? Pourquoi personne ne m'a demandé si j'ai aimé jouer leur musique au piano ?
La plupart de gens ont le droit à l'enfance qui va au-delà de 6 ans, à l'enfance qui continue à 7, à 8 et à 9 ans. La mienne s'est arrêtée à 7 ans quand je suis rentrée en CP d'une école spécialisée en anglais et en même temps à l'école de musique. Mon enfance a été remplacée par le cours de piano. Enfance versus Piano.
J'avais le cours de 45 minutes 2 fois par semaine et j'étais obligée dès le début quoi qu'il arrive de passer au moins une heure par jour à m'entrainer de jouer le piano à la maison, 7 jours sur 7. Ça a duré 7 ans. J'avais la permission de ne pas jouer le piano deux mois par an : en juin et en juillet. Le reste du temps le piano était inévitable.
Ma prof de piano était ambitieuse et émotionnellement instable. Je me suis habituée de jouer avec les bras et les coudes serrés contre mon corps comme si cette position aurait pu me protéger contre les violences psychologiques et physiques...
Est-ce que j'ai pu apprendre à aimer Brahms dans ces conditions ? Brahms était un complice de ma prof de piano et tous les autres compositeurs aussi. Tant d'adultes réputés contre un enfant qui détestait jouer leur musique. Je n'ai pas eu d'amis parmi les compositeurs...
Assez vite, vers mes 9 ans j'ai commencé à accompagner au piano un ensemble de violons de notre école et nous avons eu des répétitions pratiquement tous les dimanche matin. Les concerts s'enchaînaient l'un après l'autre. Les concours également. En 1991 nous sommes allés à Belgorod (la ville russe à la frontière de l'Ukraine qui est régulièrement bombardée ces dernières années) pour participer au concours de jeunes musiciens de toute l'Union Soviétique. J'ai peur de me tromper mais de mémoire nous avons gagné soit la 1ere, soit la 2eme place à ce concours. En tout cas, une place bien encourageante.
Je me rappelle qu'un jour en nous déplaçant vers un énième concert à Novossibirsk il y avait Evgeny Kissin dans le même car que nous. Je suppose qu'il a participé au même concert que notre ensemble de violons. Il était encore très jeune mais il était déjà assez connu pour qu'on le regarde avec de l'admiration. Ça je m'en souviens.
Aujourd'hui j'ai ses CD dans ma bibliothèque musicale. Il est devenu un pianiste mondialement connu et donne régulièrement des concerts en France. Evidemment il ne se souvient pas d'un ensemble de violons "Les violons du printemps" qu'il a croisé brièvement lors d'un concert à Novossibirsk au début des années 90.
En janvier 1992 nous sommes venus en France donner quelques concerts. Ça a devenu possible en partie grâce à une coïncidence absolument improbable (j'en parlerai un jour), mais surtout et avant tout grâce à la persévérance hors pair de l'ami de longue date de mes parents - grâce à Jean-Claude Lengrand.
Il a tout fait pour que notre ensemble de violons puisse venir donner des concerts en France. Sans les efforts de Jean-Claude nous n'aurions jamais pu venir jouer en France. Il a envoyé des lettres où il parlait de notre ensemble de violons aux 30 conservatoires de l’Ile-de-France. Il n’a reçu qu’une seule réponse favorable…
Le directeur du conservatoire d’Asnieres-sur-Seine a manifesté l’intérêt à nous rencontrer. Une des raisons de cette décision s’expliquait par le fait que sa femme était russe... Mon ambitieuse professeure de piano a été ravie.
Pendant ces années d'études la musique est devenue un moyen de me rapprocher des autres (en faisant sur eux une impression favorable) et en même temps de m’éloigner de moi-même.
Quelle était ma place dans tous ces concerts, concours, répétitions, leçons, entrainements à la maison ? La rencontre entre moi et les belles œuvres de compositeurs ne se passait pas car je m'en servais pour impressionner les autres, pour gagner des concours et pour obtenir le diplôme de la fin d'études de l'école de musique ( il est toujours bien rangé, en sécurité, en compagnie de ses autres copains-diplômes).
Pour qui est-ce qu’un enfant joue du piano ou d’un autre instrument de musique ? Il le joue pour sa maman, pour ne pas la décevoir et pour être aimé.
Je me souviens vers mes 11-12 ans, après un concert de notre ensemble de violons je suis venue voir ma maman et je lui ai demandé : "Est-ce que c'était bien ? Est-ce que ça t'a plu ?" Et elle m'a répondu que ce n'était pas mal mais qu'il y avait encore des choses sur lesquelles il faudra travailler. Et ce jour-là je lui ai demandé : " Mais pourquoi tu n'es jamais contente ? Pourquoi ce n'est jamais assez bien pour toi ? " Et elle m'a répondu : " C'est pour te stimuler d'aller plus loin. »
…Une éternelle histoire d'un âne et d'une carotte. La carotte est suspendue devant le nez de l'âne. Il pense qu'en avançant il pourra l'atteindre mais comme la carotte est accrochée à lui, la tâche devient impossible. Ainsi ils avancent ensemble : l'âne et son inatteignable carotte.
Personne dans mon enfance ne m’a expliqué comment laisser la musique de Bach pénétrer dans mon cœur. Comment permettre à Mozart de créer de la résonnance dans mon âme. Comment m'abandonner aux mélodies de Chopin. Comment m'exprimer à travers de la musique et comment dialoguer à l'aide des notes...
Personne ne m'a raconté que la rencontre entre moi et Bach est plus importante que de réussir parfaitement sa polyphonie. Que la musique ce ne sont pas des concours gagnés ou des diplômes obtenus mais que c'est une langue des émotions comme la poésie et l’art. C’est un moyen d’exprimer les sentiments, de les raconter dans toutes ses nuances…
Mais comment j’aurais pu être encouragée d’exprimer mes émotions à travers de la musique si c’était un sujet tabou ? La nécessité de réussir et la persévérance faisaient partie de mon quotidien. En ce qui concerne les émotions (à part peut-être la colère mais là c’était une émotion de grands, d’adultes, de ceux qui avaient le droit de l’avoir et de l’exprimer) il n’y avait pas trop de place pour les autres émotions.
Jouer de la musique juste pour le plaisir ou par volonté d’exprimer quelque chose c’était un luxe inconnu pour moi…
Non, il faut oublier ces bêtises une fois pour toujours. Bach est parfait pour impressionner les autres. Si je joue Bach bien, ma prof de piano ne criera pas sur moi et ne tapera pas sur mes doigts. Ainsi bien jouer Bach était une garantie que je ne me sentirai pas petite et sans défense.
Tchaïkovski est un excellent moyen de gagner des concours ou d’avoir des bonnes notes. Chopin permet d'obtenir le diplôme de la fin d'études (la valse #2 à l'examen final !), Beethoven et sa sonate "Clair de la lune" est pile poil ce qu'il faut pour la jouer devant les invités des parents qui venaient chez nous...
Alors Brahms & Co dans ma vie ? Est-ce que j'ai pu apprendre à les aimer ? A 13 ans après 7 ans d’études intensives de piano j’ai obtenu enfin le diplôme. J’ai eu la meilleure note à l’examen et ce jour-là j’ai fermé le couvercle de piano pour au moins les 20 prochaines années. Celui qui aurait pu devenir un ami pour le reste de ma vie s’est transformé en un instrument de torture, en un monstre de cauchemars : il ouvrait sa gueule pleines de grandes dents blanches et des dents plus fines noires et s'apprêtait à m'engloutir…
Il savait si bien le faire : ma confiance, ma joie de vie, ma vue (coucou les lunettes à 8 ans et la myopie qui progressait à grande vitesse !), ma légèreté, mon sourire, ma spontanéité, mon enfance : toutes les sacrifices étaient bonnes pour être mises à son autel... Ce n’est pas pour rien que vers 8-10 ans j’avais très envie de me lancer dans les arts martiaux. Je voulais apprendre à me défendre et à m’affirmer…
Je suis ravie d’avoir pu enfin m’inscrire au Krav Maga il y a 2 ans même si cette année avec ma formation j’ai beaucoup moins de possibilité d’être présente aux cours. Mais chaque cours m’apporte une grande joie et un défoulement
Quand j’ai commencé vers mes 20 ans d’apprendre le chant lyrique je me suis retrouvée avec tant de blocages dans le corps : au niveau de la gorge, de la mâchoire, des épaules, du dos, du ventre, de la diaphragme, des coudes et même dans des orteils…
M’exprimer à l'aide de la musique était une expérience dangereuse. Je n'arrivais pas de lâcher le contrôle rigide et la surveillance permanente (si je chante mal est-ce qu'on va de nouveau crier sur moi et m'humilier ?…).
Plus que de la technique vocale j'avais besoin de la douceur, de la bienveillance, de la libération des traumatismes du passé, de la reconnexion à mes émotions. T’as beau avoir des belles capacités vocales, c’est le mémoire du corps et de l’inconscient qui ont le dernier mot.
Jung disait : « Tant que vous n'aurez pas rendu l'inconscient conscient, il dirigera votre vie et vous appellerez cela le destin.» Il y avait du boulot…
Un jour au cours de chant ma prof Caroline Colineau m’a dit après que j’avais chanté un morceau : « Il y a un tel effroi dans tes yeux... N’aie pas peur, je ne vais pas te taper… »
Avancer sur le chemin de chant m'a permis peu à peu de m’éloigner de l’expérience musicale de mon enfance et m'a aidé de me rapprocher de moi-même. Je me suis réconciliée avec Bach, Mozart et Chopin. Brahms & Co sont devenus mes amis, mes interlocuteurs, mes maîtres.
De temps en temps (quelques fois par an) j'ose de soulever le couvercle de piano et de jouer 2-3 morceaux... Il m’a fallu tant d’années pour redevenir en partie une personne qui j’étais avant d'avoir commencé mes études de piano à 7 ans. Un sacré détour de plusieurs décennies ! Et il n’est toujours pas terminé...
J'ai un rêve : je voudrais un jour jeter un coup d'œil sur mon piano et de pouvoir lui sourire sincèrement comme on sourit à un ami de longue date.
P.S. Les photos datent de janvier 1992 et ont été prises pendant notre séjour en France : après le concert à l'église d'Asnières-sur-Seine et pendant la fête de Noël orthodoxe.
Sur la photo noir et blanc je joue le piano avant mes 7 ans. Quel contraste et quel enthousiasme sincère ! A cette époque c’était encore un instrument de musique inoffensif et pas un monstre avec la gueule pleine de dents noires et blanches…
Quand j’étais dans ma 7ème et dernière année d’études, quelques mois avant l’examen final, ma maman m’a changé la prof de piano. Cette décision elle l’a prise après que je suis rentrée un jour en larmes après une leçon de piano : ma prof a crié sur moi et a tapé fort sur mes mains… (probablement juste un peu plus fort que les 6 années précédentes).
Le lendemain j’avais une nouvelle prof de piano qui a tout de suite attiré mon attention sur le fait que j’ai joué avec les bras serrés contre le corps… Quelques mois plus tard j’ai obtenu le diplôme de la fin d’études et le piano a disparu de ma vie.
Et vous ? Aimez-vous Brahms ?